En un instant, une vie de Bùi Minh Quôc

« Ils vont laver la vaisselle au bord de l’eau — deux gamelles et deux cuillères en tôle d’avion. Leurs bras se touchent. Imperceptiblement. Ils marchent d’un même pas, épaule contre épaule (..) De temps en temps, l’épaule de Tuàn touche celle de la jeune femme. Une fois, à la suite de ce contact, Tuàn a soudain le courage d’entourer de son bras l’épaule de la femme, de la tourner vers lui. Elle esquisse un soupçon de résistance, jette un regard alarmé alentour. Ses lèvres semblent pourtant attendre. Personne. Ils sont seuls, émus, si proches l’un de l’autre dans le grondement tumultueux des chutes d’eau. Au loin, les B57 arrosent de bombes la ligne de front. Les explosions se diluent dans le mugissement des cataractes.
Finalement, le désir longtemps comprimé par la guerre explose en eux. Ils ne savent plus depuis quand ils sont enlacés, ni quand ils pourront se quitter. Pour la première fois, ils connaissent le délire impétueux, lumineux du plaisir, un plaisir effrayant, fascinant.
Tuàn se réveille. La femme dort encore. Les yeux paisiblement fermés, la respiration sereine, elle semble voguer dans le monde mystérieux, merveilleux du plaisir de la chair. Il se redresse. Appuyé sur son bras, il se tourne vers elle, contemple son corps magnifique dans la lueur obscure, incertaine de la jungle. Soudain, la colère l’étrangle, il a envie de hurler, de maudire à travers le ciel et la terre ce destin incompréhensible qui condamne tant de jeunes gens comme lui, comme elle, à tirer, à faire exploser des mines, à bombarder, à enfoncer des baïonnettes dans le corps des autres. Il frissonne, pensant à la bataille de Ba To. Il a jeté des dizaines de grenades dans le poste de commandement ennemi, il a bondi à l’intérieur et l’a nettoyé à la mitraillette. D’atroces gémissements d’agonie résonnaient à son oreille, il sentait ses pieds barboter dans le sang et la cervelle écrabouillée. Pourquoi cette sensation terrible lui revient-elle en mémoire à cet instant ? C’est la lourde croix que sa génération a dû porter pour qu’un jour un peuple cesse d’être opprimé par un autre peuple, pour que l’homme cesse d’être l’esclave de l’homme.
Elle ouvre les yeux, lentement, tire pudiquement la toile fleurie d’un parachute sur son ventre, tend le bras, attire Tuàn vers elle. De nouveau ils s’enlacent tumultueusement, dans le don total de soi. Ils se lachent soudain, secoués par les bombes. Ce ne sont plus les bombardements familiers des B57. C’est un bombardement en tapis des B52 dans l’aube qui pointe. L’ennemi vient sans doute d’ouvrir une grande campagne de ratissage pour empêcher nos forces de quitter les montagnes et de descendre vers la plaine.
La jeune femme sursaute, se redresse, saisit ses vêtements, s’habille précipitamment. L’homme l’aide calmement et se rhabille à son tour. »

Pages 14, 15 et 16

Un recueil de nouvelles, que je n’ai pas eu le temps d’achever par manque de temps mais que je voulais partager.

La couverture :

Un instant peut n’être qu’un moment ordinaire mais il peut aussi cristalliser toute une vie. Dans chacune des ces dix nouvelles, une vie se déploie devant nous en un instant et, derrière elle, dans ce Viêtnam d’aujourd’hui, se dessinent des tempêtes individuelles. Histoires de rendez-vous perdus (Une nuit, sous les Chutes de la crinière du cheval), de désespoirs secrets (Le Dernier Rêve), histoires de soldats, de trahisons et de tragédies enfouies (En un instant, une vie), histoires de petites gens aux magnifiques illusions (La Maçonne) qui voudraient défier les mensonges et l’amnésie du nouveau régime et de ses dignitaires. Histoires qui sont maintenant du passé, qui donnent à voir la douleur de ceux qui ont lutté, souffert et se nourrissent dès lors de souvenirs, de rêve et de tendresse.

Je propose de l’insérer dans le challenge du dragon 2012 cher Catherine sur le blog la culture se partage. 

6 réflexions au sujet de « En un instant, une vie de Bùi Minh Quôc »

  1. Non Soène, il ne lit pas plus mais il fait ses billets !!! 😆 Encore une « chinoiserie », pfff ! Je te conseille d’excellentes nouvelles si le coeur t’en dit c’est « Celui qui attend » de Ray Bradbury, ça c’est de la nouvelle, de la vraie, de la bonne !!! 🙂

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