Grand-mère

Il y a un mois j’avais été convoqué chez le notaire pour liquider la succession de ma grand-mère. Je n’étais pas triste, l’issue était inévitable. Depuis une dizaine d’années elle ne cessait de répéter que la vie était injuste, que certains partaient trop tôt tandis que d’autres peinaient à s’en aller. Elle allait souffler 105 bougies, âge canonique s’il s’en fut mais son corps fatigué avait décidé de jeter l’éponge. D’ailleurs depuis quelques temps, l’œil et l’oreille lui faisaient défaut, seule sa tête fonctionnait encore et elle s’ennuyait.

Je lui avais proposé de lui faire la lecture, elle en avait presque pleuré de joie. Ancienne institutrice au caractère généreux, elle avait appris à lire à tant d’enfants mais aujourd’hui elle ne pouvait plus s’adonner à sa passion.

Elle était ravie de mon initiative. J’eus soudain devant moi une petite fille que je ne connaissais pas, à qui je venais de faire le plus beau des cadeaux. En fait, m’avoua-t-elle, je voulais découvrir le Japon, ce curieux pays et c’est encore mon rêve le plus cher mais ce n’était pas facile à mon époque.

Je n’avais pas d’a priori mais surtout aucune connaissance de ce pays, de ces écrivains ou simplement de ces gens aux yeux bridés qui écrivaient avec des pinceaux ou même de ces femmes aux visages couverts de poudre, qui ne semblaient jamais sourire.

C’est à mon bibliothécaire que je confiais mon incompétence en la matière et qui me conseilla un ouvrage au titre aussi étrange que ce qu’il contenait. Kafka sur le rivage, ce roman fit d’emblée rêver grand-mère, l’idée de découvrir un Zarathoustra aux yeux en amandes l’amusait beaucoup. L’histoire de ce jeune homme de quinze ans et celle ce vieux fou de soixante, nous captiva. Je revins jour après jour partager cette lecture ensorcelante. Je n’avais plus en face de moi une aïeule âgée mais une femme érudite qui philosophait sur une culture qui nous était inconnue et nous envoûtait. Je vis quelque fois des larmes d’émotion briller au coin de ses yeux mais je les ignorais par discrétion.

La civilisation japonaise nous ouvrait ses portes et nous nous engouffrions dans cette passionnante aventure. Emprunter des livres ne nous suffisait plus, il fallait les acheter, les posséder. Vivre le Japon depuis la maison de retraite était irréel et ma grand-mère me poussait à aller contempler depuis le sommet du Mont-Fuji, le disque rouge du soleil s’élever au dessus de la mer, spectacle grandiose, disait-elle. J’étais ses yeux elle voulait voir cela.

Je n’en eus hélas pas le temps.                  

Pour l’heure, le notaire, tout droit sorti des pages de Balzac, décachetait l’enveloppe pour nous livrer le testament. Alors qu’il racontait je ne sais quoi, il m’était impossible de canaliser mes troubles, impossible de ne pas faire revivre ma fabuleuse grand-mère, impossible d’oublier les moments mythiques qu’elle m’avait donnés.

Les larmes qu’elle m’avait interdites coulaient à flots alors qu’en même temps du fond de mon cœur les rires me secouaient, cette communion intime était inévitable.  

Maître Despéris annonça à Papa qu’il héritait de la maison de famille, il semblait très heureux, il y était attaché et les quelques travaux qui lui faudrait réaliser pour lui redonner de l’éclat ne lui faisait pas peur.

D’un vieux coffre, le notaire sortit un paquet qu’il me tendit. Alors qu’il finissait de lire les dernières volontés de ma grand-mère, je découvrais dans la boite un samue magnifique en coton sur lequel était peint le Fujiyama, dans l’enveloppe jointe un aller simple pour Tôkyô, une carte de crédit à mon nom sur la Fuji Bank dans laquelle elle avait viré une somme impressionnante avec plein de zéros et une lettre dont je ne vous lirai pas le contenu, tant il est personnel.

Je regardais la photo de la maison de famille dont papa était si fier et qu’il tenait entre ses mains fébriles. Derrière les carreaux, sur la fenêtre du bas à droite, ma grand-mère me faisait un clin d’œil un immense sourire aux lèvres. J’étais sans doute le seul à la voir.               

Texte écrit dans le cadre de l’atelier d’écriture de l’atelier : une photo, quelques mots sur le blog  Bric à Book  Et dans le cadre du Challenge du dragon 2012  sur le blog  la culture se partagesamue : genre de kimono veste et pantalon portée par les moines bouddhistes.

monnaie japonaise 1 euro = 100 yens.

22 réflexions au sujet de « Grand-mère »

  1. Oh, wow, c’était de la fiction??? C’était si bien écrit, avec une plume honnête et juste, je croyais qu’il s’agissait d’une tranche de vie… très beau texte, très évocateur. Merci de nous le partager. 🙂

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  2. Salut Jean Charles!!! Merci de ton passage chez moi, et du coup je découvre à mon tour un bien bel univers!!! Aussi si tu me le permets j’aimerais t’inviter sur mon annuaire qui se veut très Nul mais qui n’est pas si nul que ça!!!
    http://annuairepourlesnuls.fr
    Je te souhaite une très bonne nuit et n’oublie surtout pas d’évacuer, afin d’éviter toute idée de ….
    Amicalement
    Domi.

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  3. Très beau texte mon ami !!! Bravo ! C’est bien de prêter la réalisation de ses rêves à une riche aïeule…hypothétique ! Si seulement, hein Kafka ? Tu ne resterais pas sur le rivage… 🙂

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    1. Merci « Choupinette » 😳 Je dois reconnaître que j’étais un peu ému en écrivant cette fiction qui n’est pas autobiographique hélas ! J’ai eu eu une pensée pour ma grand-mère, une pensée pour le Japon…et puis une pensée pour moi 😕

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  4. Comme Leiloona a bien fait de changer de photographe !
    J’ai adoré, tu t’en doutes, et je te fais plein de compliments sur ce billet tendre 😆
    Tu vois, tu peux quand tu veux !
    Dommage que rien ne soit vrai sinon le souvenir de ta GM et ton addiction pour le Japon !
    Bises en giboulées d’avril

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    1. Je savais que tu devais venir lire quelque chose qui n’est pas courant chez moi /:D rassure-toi je n’en ferai pas mon quotidien. 😦
      Oui je me souviens de ma grand-mère et de mon envie inassouvie (sans doute pas la seule) pour le Japon, Alzheimer me guette me n’a pas encore possédé.
      Ici le ciel nous a rincé aussi hier. 😛
      Bécots.

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