Sous le pont des arts

©Leiloona
©Leiloona

Mon téléphone vibre au fond de ma poche, je l’attrape rapidement. Le nom du correspondant affiché est celui de Jess, je suis interloqué mais je décroche :
– Allo ? Dis-je d’une voix interrogative.
– C’est moi, répondit-elle comme si on s’était parlé hier. T’as écouté les infos ?
– Non.
– Ils vont virer tous les cadenas sur le pont des Arts.
– Oui et alors ?
– Mais ils vont enlever aussi le nôtre, s’emballe-t-elle.
– Oui et alors ?
Notre histoire est terminée depuis six mois environ. Un an auparavant on avait accroché ce cadenas après l’avoir choisi ensemble et fait graver dessus : « J & M pour la vie. » Elle y croyait bien sûr. Je trouvais l’idée un peu sotte il faut dire que romantisme et moi sommes à des années lumières.
– Mais c’est une partie de ma vie qui va s’en aller. Tu n’as pas gardé la clé je veux le récupérer.
– Mais non on a jeté les deux clés dans la Seine rappelle-toi.
– Ça me fait de la peine confie-t-elle de sa voix grave, pas toi ?
– Ben… C’est une histoire finie depuis longtemps maintenant.
– Mais merde, hurle-t-elle dans le téléphone on s’aimait et c’est tout ce que ça te fait.
Jess c’est ça, une fille qui ne sait pas se contrôler et qui finit invariablement par hurler. Je ne supportais pas son caractère, c’est pour ça que j’ai mis fin à notre histoire.
–Tu recommences à crier, je raccroche, bye, Je coupe la communication. Même quand on faisait l’amour elle trouvait toujours le moyen de brailler, de casser la magie de l’instant ; Et comme ça c’est reproduit plusieurs fois j’ai fini par ne plus avoir envie d’elle. Elle était belle mais la contempler nue me laissait totalement indifférent, son attitude castratrice avait coupé mes moyens.
Le vibreur se mit à sonner à nouveau, je fais glisser l’icône vert pour répondre, c’est encore elle constate-je en soupirant. Elle demande aussitôt :
– Pourquoi t’as raccroché ?
– Je ne suis pas décidé à supporter tes sautes d’humeur.
– T’es seul ? Interroge-t-elle.
– Oui ou non, je suis dans la rue t’entends pas le bruit derrière-moi ?
– Arrête de faire l’imbécile c’est pas ça que je veux savoir. Je veux savoir si tu es avec quelqu’un .
– Pourquoi devrai-je te répondre, nous ne filons plus le parfait amour que je sache.
– Si t’as le temps, je voudrai qu’on aille sur le Pont ensemble. Je voudrai récupérer le cadenas.
– ….
– Tu veux pas ?
– Pourquoi t’y vas pas toute seule ?
– C’est symbolique.
– Ta symbolique je m’en fous.
– On l’a mis ensemble, je voudrai qu’on l’enlève ensemble.
J’ai accédé à ses désirs pour avoir la paix. Il est facile de retrouver l’échoppe où nous l’avions acheté. Sous le charme de Jess, le commerçant nous prête deux clefs pour ouvrir le cadenas au cas ou. Nous savions que le cadenas était sur une grille de la deuxième arche côté quai de Conti et en bas de la première grille.
Il fait beau, il y a toujours autant de badauds. L’endroit est romantique à souhait. De tous les coins du globe les amoureux viennent ici sceller leur amour, de Pékin à Moscou, de Tokyo à Dallas, de Montréal à Rimini, tout le monde vient accrocher son cadenas.
Je la regarde chercher, elle est superbement belle, magnifique. Elle s’est agenouillée sur le trottoir, sa robe bleu remonte, je fais écran, elle est nue sous son vêtement. Elle sait qu’elle me montre tout, elle ne bouge pas. Elle est plus nue que nue et j’aperçois même son intimité parée de bijoux. Je ne sais pas très bien ce qui attire la lumière, mes yeux, son sexe offert ou l’excitation … Je suis étonné, je sens remonter toutes les choses que j’éprouvais pour elle.
– Aide-moi ordonne-t-elle. Voici la clef, je tiens le cadenas, penche-toi par dessus le parapet pour l’ouvrir. J’obéis, j’exécute. La tête en bas de l’autre côté de la balustrade je souris à la Seine, j’ai toujours l’image de son sexe en tête. Je suis en équilibre, le fleuve me tutoie. C’est à peine si je sens qu’elle me pousse avec discrétion, Je perds l’équilibre, pantin désarticulé, le visage marqué par la peur, je pénètre dans l’eau avec violence, des gerbes d’eau m’éclabousse. La première fois que je remonte à la surface je vois son regard et la mimique de ses lèvres. Puis je redescends comme si on me tirait pas les pieds. Des bulles partout. Quand je remonte pour le deuxième fois, même regard et même mimique et une ébauche de coucou du bout des doigts. Puis on me tire de nouveau vers le bas avec violence, moins de bulles, je n’ai plus d’air dans les poumons, l’eau le remplace petit à petit. J’ai toujours dans les yeux l’image de ses bijoux qui scintillent. Je n’ai ni panique ni souffrance, juste les pieds dans la vase retenus par des milliers de cadenas et je souris à l’idée d’être là sous le pont des amoureux.

une photo quelques mots

Atelier d’écriture de Bricabook les autres textes sont ici.

31 réflexions au sujet de « Sous le pont des arts »

  1. Comme c’est beau l’amour. ❤ Après c'est différent 😦 Vachement bien raconté ton histoire, je m'y suis vue et j'ai vu le héros tomber à l'eau, je m'y attendais, désolée de te décevoir. C'est après que cela devient plus chouette …..j'ai adoré …..oui c'est vache, je le sais. 😀
    Et aucune femme pour venir te secourir ? Comme c'est injuste !
    Bravo tout de même pour le texte et de m'avoir permise de te faire quelques petits clin d'oeil 😉

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  2. J’ai beaucoup aimé ton texte! Je ne m’attendais pas à la fin. C’était très bien mené! Je pensais juste avec tristesse à ton personnage qui en arrive là à cause d’une femme qu’il n’aime plus…Je suis peut-être un peu trop fleur bleue…

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  3. Très bien ce texte là, c’est une mini nouvelle avec une super chute , dans tous les sens du texte. Plus nue que nue…je sais pas si ça valait le grand plongeon mais cet homme était un faible 😀
    Je trouve ça triste d’enlever ces cadenas, c’était un beau symbole connu du monde entier, très kitsch mais vraiment bien…dommage !

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    1. Merci Pat, je ne sais pas s’il était faible mais il a voulu lui faire plaisir une fois de trop.
      C’est triste pour tous ces cadenas d’autant plus que c’était connu du monde entier. J’ai lu sur le net que la structure du pont pouvait supporter aisément ce poids supplémentaire mais qu’en fait ce sont les barrières qui posaient problèmes.
      C’est bête !

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      1. En effet, ils auraient pu imaginer, à Paris, mettre ces cadenas dans une fontaine, comme à la fontaine de Trevise. Bien entendu à cet endroit, c’est de l’argent qui est si je me souviens bien ramassé régulièrement, mais cela aurait pu ainsi être conservé quelque part, pour tous les amoureux, présents, du passé, ou à venir. ❤
        Peu importe qu'un amour n'ait pas persisté pour un cadenas qui reste là.
        Cela fait plaisir au présent et d'ailleurs a donné à JC un merveilleux texte où l'inspiration nous a donné une belle plongée dans les sentiments amoureux. 🙂

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  4. Décidément ca fonctionne toujours aussi bien! On croit qu’il va finalement céder, pour une nuit ou pour toujours, qu’il va la reprendre, et boum, la chute nous balance une claque qu’on n’avait pas vue venir!!! Bravo, c’est merveilleusement écrit! J’adore! Rien a changer, pas une ligne, pas un mot! Superbe!

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    1. Il aurait peut-être pu faiblir si les choses ne s’étaient pas passées comme ça, effectivement. L’idée de qu’elle le pousse et qu’il soit plus ou moins au fond, « accroché » avec les cadenas me séduisait.
      Merci pour ce sympathique commentaire.

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  5. Et bien, Jean-Charles, quelle fin pour le pauvre mec 😆 Une vraie mygale la Nana !
    Beau texte, belle écriture, imagination au top, Bravo 😉

    Ceci dit, c’est bien triste pour les amoureux mais il faut sauver le pont des Arts. Je l’adore ce pont. Ce qui me dérange ce sont les marchands…

    Bel été à toi
    Gros bisous de Lyon

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    1. Hello Soène !
      Tu trouves un peu de temps pour venir faire un coucou c’est bien …. Est-ce que tu vas avoir maintenant un peu plus de repos maintenant que les roses sont fanées.?
      Le pont des arts et ses cadenas un symbole international que la mairie de Paris veut faire disparaître sans raison réellement justifiée d’après un expert… Des cadenas sont aussi scellés maintenant sur le pont de l’archevêché, juste derrière la Cathédrale.
      Au fait j’ai hyper bien voyagé avec Laurette, c’était un bouquin sympa.
      Bises d’ici.

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