Une amitié éphémère

©Julien Ribot
©Julien Ribot

C’était il y a longtemps, un matin d’hiver au bord du fleuve. L’homme semblait pressé, il avançait sans s’apercevoir que le paysage était magnifique. Il semblait plonger dans ses pensées., des galères peut-être.
Moi j’étais là au petit matin, tentant de saisir la lumière avec mon appareil photo. Je souhaitais un paysage pas trop contrasté mais la lumière et moi n’arrivions pas à nous accorder ce jour là.
J’aimais être seul à capturer les instants privilégiés que la nature m’offrait. En dehors de moi et de l’inconnu, il n’y avait personne à cette heure.
L’homme m’intriguait. Il avait à la fois un pas rapide et chancelant. Lorsqu’il passa près de moi, il ne me salua pas ni de la voix ni d’un signe d’un tête comme c’était la coutume parmi les rares promeneurs matinaux.
Je n’avais pas très chaud à rester sur place. Je laissais mon appareil pendre par la sangle et soufflais dans mes mains pour tenter de les réchauffer. J’avais essayé quelques fois de porter des mitaines mais comme bien souvent j’avais froid aux dernières phalanges ça ne me servaient à rien sauf à ce que l’appareil me glisse des mains.
Lorsqu’il s’est approché un peu trop près de l’eau, je me suis arrêté instantanément de respirer comme un chien de chasse stoppe guettant sa proie. Je n’ai pas bougé d’un poil mais il a repris sa marche et j’ai retrouvé ma respiration.
Je me demandais si je devais le suivre mais de quel droit allais-je le faire ! C’était rare que je me sente des velléités d’ange-gardien. J’avais comme une prémonition. J’attrapais mon sac accroché sur une branche d’arbre puis mon trépied et j’accélérais le pas pour éviter d’être distancé. Je pouvais toujours prétendre que je cherchais un coin plus approprié avant que la brume ne se dissipe.
Je le voyais hoqueter, son dos se soulevait à intervalles régulier. Il semblait avoir du chagrin et ma première intuition semblait se révéler exacte. J’étais pas très bon dans le rôle du saint-bernard et puis s’il fallait partager ma flasque de whisky à l’aube ça m’ennuyait.
Quand le type se fut assis sur un tronc d’arbre au bord de l’eau, j’étais trop près de lui pour prendre une décision. Je m’assis aussi sur le tronc près de lui. Il se tourna légèrement pour me dévisager sans mot dire.
– Ça n’a pas l’air d’aller fort, lui dis-je. Je ne voudrai pas me mêler de ce qui ne me regarde pas mais…
– Non m’interrompit-il laconiquement.
J’attrapai une Winston au fond de ma poche et l’allumai pour me donner une contenance.
– Je peux en avoir une, il demanda.
Je lui tendis paquet de cigarettes et briquet et me mis à tousser comme un perdu. Le médecin m’ordonnait en vain de cesser de fumer. J’avais déjà assez de tracas ces derniers temps avec ma Jeanne et sa santé qui déclinait pour penser à prendre une telle résolution.
– J’ai un cancer du testicule, m’avoua-t-il tout à trac. Je l’ai appris hier soir. D’après l’oncologue ça se soigne bien et il n’y a pas de séquelle.
– Ah ! Répondis-je bêtement. Je ne savais même pas que ça existait.
– C’est assez rare parait-il. Je n’ai pas dormi de la nuit et c’est pour ça que je suis sorti si tôt ce matin. Je ne l’ai pas dit à ma femme encore. Il expulsa la fumée de cigarette dans la froidure du matin. Je la suivis du regard sans dire un mot, le blanc bleu de la Winston disparue dans la brume du matin.
J’essayais de le réconforter, invoquant les paroles du spécialiste. Je partageais avec lui le Jack Daniel’s dont j’avais rempli ma gourde de poche. Je fis même quelques clichés de lui assis sur le tronc au petit matin. Sur l’un d’eux il esquissa un sourire qui ressemblait plus à une grimace qu’à autre chose. Nous sympathisâmes.
Puis nous nous revîmes souvent au même endroit jusqu’à ce qu’il rentre à l’hôpital. J’avais réussi à dédramatiser la situation, à lui faire admettre que ce n’était qu’une formalité. Je l’avais rassuré en quelques sortes. J’avais collecté un tas d’information sur internet. C’était un homme gentil, droit.
J’appris par hasard qu’il était décédé d’un collapsus cardiovasculaire sur la table d’opération. Son cœur défaillit.
Pendant bien des jours je me sentis responsable de sa mort moi qui l’avais incité, soutenu pour son opération. Je ne sortais plus de chez moi, fumais comme un pompier et buvais plus que de raison. Dès que quelqu’un prononçait le mot « psy » je ne décolérais plus. Je mis plus d’une année à quitter cet état dépressif dans lequel j’avais sombré et je perdis même l’habitude de faire des photos.

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Texte écrit pour l’atelier d’écriture Bricabook

25 réflexions au sujet de « Une amitié éphémère »

  1. C’est magnifique cette main tendue au bord de l’hiver, cet homme dont on s’est épris au fil des lignes nous aussi, ce froid matinal pour se rappeler qu’on est vivants, et puis la mort, l’apaisement terminal. Mille et un merci! ❤

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  2. Bine tristes ces vies croisées, et comment au détour d’un chemin on peut aussi trouver un être / chose qui réveille en nous de sombres tourments.
    Bien vu et bien croqué, comme d’habitude je ressors de ton texte un brin chamboulée.

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  3. très joli texte, on dit souvent qu’une personne rencontrée par hasard peut changer notre vie, c’est vrai ici mais malheureusement pas dans le bon sens du terme. enfin, il a sans doute aidé cet homme à mieux vivre ses derniers jours.

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  4. Ton texte entraine beaucoup d’émotions … De la peur à l’espoir, de la fatalité au désespoir … En tout cas, j’aime beaucoup cette idée de remettre l’aide bienveillante de l’humain au coeur de ce texte. Je suis sûre que malgré tout, les paroles de ce photographe ont compté !
    Bravo pour ce texte 🙂

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