11 mars

Cette photo est leur dernière, tournant le dos comme s’ils s’en allaient, comme un adieu. J’avais comme un pressentiment. Je l’avais reçue sur mon téléphone en instantané. Le ciel était déjà bien sombre.

Je leur avais conseillé l’endroit parce qu’il était favorable à la réflexion, zen et que j’espérais une réconciliation. Watanabe et Sonoko, qui vivaient à Sendaï, préfecture de Miyagi pouvaient les accueillir chaleureusement. J’y étais allé quelques mois auparavant à la recherche de Sayaka Ando un mannequin japonais rencontré  à Paris. J’y avais fait l’apprentissage du bouddhisme, de la spiritualité. Je considérais que l’endroit était propice à la réflexion, que la mer pouvait aider à réfléchir. Le couple de Matthieu et Chloé battait de l’aile. Je n’avais pas envie qu’ils se séparent. Je les aimais fraternellement, l’un comme l’autre.

Matthieu avait mis un coup de canif dans les promesses qu’ils s’étaient faits. Chloé le lui avait rendu, par vengeance et à titre d’avertissement.

Je ne voulais pas prendre partie, la seule chose qui m’importait était qu’ils fussent bien. Ensemble.

Au bout de ce pont, il n’y avait cette promesse d’infinité. L’espace frappait pleine face. La mer donnait l’espérance, la force d’affronter les lendemains.

6h41 ici, j’étais dans mon peignoir de bain au sortir de la douche, m’essuyant vigoureusement la tête pour tenter d’effacer les traces d’une soirée trop arrosée quand mon portable annonça la réception d’un texto. C’était leur photo, on les voyait de dos. Un promeneur qu’ils avaient sollicité à qui ils confièrent la tâche de ce cliché. Un inconnu pour les immortaliser. Le message disait simplement : « 14h40, tu as vu ce temps de fin du monde. Appellerons ce soir pour te donner plus de news. Ton frère. »

Le temps semblait effectivement apocalyptique mais la photo était magnifique, irréelle.

Je décidais de me faire un masque anti-gueule de bois pour avoir l’air présentable au boulot. Matthieu était mon cadet d’un an. Chloé était la fille des meilleurs amis de nos parents. Nous avions presque été élevés ensemble. Je les aimais. Mon frère pensait que j’avais toujours voulu lui prendre Chloé mais il n’en était rien.

06h45, j’avais allumé la télévision pour regarder les informations, le temps que cette crème durcisse sur mon visage. Debout devant le récepteur, je sentis comme une onde tétaniser mes muscles lorsque le présentateur annonça qu’ils attendaient des images mais qu’un tremblement de terre de magnitude 9 venait de secouer le Japon. Devant les images mises en ligne aussitôt, j’étais d’abord stupéfait puis je sentis mes muscles se tordre dans mon ventre. J’émis un râle surhumain qui sans doute éveilla la curiosité de mes voisins. Incapable de bouger, je comprenais à peine ce que le journaliste tentait d’expliquer.

Mon téléphone où était-il ? Il fallait que j’appelle là-bas, que j’entende sa voix, leur voix. Et soudain, cette vague, énorme, comme un mur d’eau qui s’abattait,  dévastant tout sur son passage. J’étais ahuri. Exsangue. L’écran était un mur d’eau.

« Matthieuuuuuuuuuuuuuuuuu. » Le long râle que je venais d’expulser, s’échappait du plus profond de mon corps. Le téléphone ne répondait pas, une voix lancinante me répétait que mon appel ne pouvait aboutir.

J’avais envoyé Matthieu et Chloé à la mort. Cette idée tournait en boucle dans ma tête, mes jambes tremblaient.

Je cherchais le numéro de téléphone de l’Ambassade du Japon et celui du Ministère de l’Intérieur. Toutes les lignes étaient occupées.

On tambourina à la porte que j’ouvris nerveusement. Sur le palier, mon père et ma mère tentaient de masquer leur chagrin.

« Je l’ai tué. Je les ai tués. » Ma mère savait que j’aurai ce sentiment de culpabilité. Elle me prit dans ses bras comme quand j’avais cinq ans, tentant de me réconforter malgré le chagrin qui l’assaillait aussi. Les parents de Chloé arrivèrent un moment après. Nous étions cinq dans mon petit appartement à regarder abasourdis les images diffusées. Nous étions cinq à essayer de joindre Matthieu ou Chloé, l’Ambassade ou le Ministère. Nous étions cinq à nous laisser aller tour à tour à l’abattement, à la douleur.

Nous étions cinq à espérer. En vain.

Chloé et mon frère ont été portés disparus, sans doute cette immense vague tueuse. Je déteste la mer pour le restant de mes jours.

Je suis interné depuis dix-huit mois dans un hôpital psychiatrique parce que j’intente à ma vie, je ne me pardonne pas. Mes parents et leurs amis viennent en visite régulièrement pour essayer de m’aider.

Cette photo est gravée dans ma tête à jamais. Dans mes rêves, je vise Matthieu ou Chloé à la carabine, je libère la lame d’un échafaud, je les écrase au volant de ma voiture. Je les ai tués.

Je suis vivant. Mais je suis FOU.

 

 

 

       R.I.P.

Un texte écrit pour l’atelier d’écriture : une photo, quelques mots

 Puis aussi dans le challenge du dragon 2012 

31 réflexions au sujet de « 11 mars »

  1. Très joli texte…
    je suis venue via Hellocoton à cause de la photo – sauf erreur de ma part c’est à Roscoff qu’elle a été prise, sur la jetée pour prendre le bateau à marée basse … ?

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  2. Je ne me permettrais pas de déclarer si tu es fou ou non !!! Tout le monde l’est un peu toutefois, non ? Mais cette histoire semblait tellement vraie ! Tu es un sacré « trompeur » (en un mot : « parfait » pour être écrivain, scénariste, etc.). J’irai valider mes com’ après, je vais sûrement y trouver le tien.

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    1. Je suis désolé Leiloona, il va falloir que je change de répertoire il semble que ce ne soit pas la première fois que je t’indispose.
      La culpabilité est quelque chose de très lourd, il semble qu’on ait tous nos casseroles à traîner.

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